Mais l’incident lui avait au moins appris quelque chose sur elle. Une évidence qui le rassurait. Un piège spectre ne s’en serait pas pris à un individu de sa propre espèce.
Si ?
À midi, ils s’arrêtèrent déjeuner dans un bosquet de peupliers de Virginie que les Spectres avaient redécoré au moyen de gigantesques choses cristallines en forme de champignons. L’éléphant-chameau en mâchonna une et parut apprécier, mais Demeris et Jill se gardèrent bien d’y toucher. Un petit filet d’eau saumâtre coulait entre les arbres, et là encore, la jeune femme se déshabilla devant lui pour se laver. La toilette semblait compter beaucoup à ses yeux, mais nullement la nudité. Il la regarda faire avec plaisir, mais non sans un certain détachement.
De temps à autre, au fil des longues heures que dura en tout leur chevauchée, elle rompait le silence pour lui poser une question immanquablement originale : « Qu’est-ce que les gens aiment faire le soir, au Pays libre ? », « Est-ce que les hommes nouent des liens d’amitiés plus proches entre eux que les femmes entre elles ? » ou « As-tu déjà souhaité être quelqu’un d’autre ? » Il répondait comme il pouvait. C’était une femme étrange, imprévisible, mais il était fasciné par son agilité mentale, si différente de la moyenne d’Albuquerque. Mais naturellement, là-bas il côtoyait surtout des propriétaires de ranches et des fermiers, tandis qu’elle, elle était fille de maire. Et née en Zone occupée, de surcroît. Il était normal qu’elle se distingue de tous les gens qu’il connaissait.
Ils croisèrent des lieux métamorphosés par les extraterrestres jusqu’à en devenir incompréhensibles. Notamment une bourgade traversée par une unique rue où tout semblait transformé en verre et doté d’une limpidité irréelle – les bâtiments, le mobilier, la plomberie, tout… Si elle avait été encore habitée, on aurait sans doute pu voir à travers les gens. C’est du moins ce que supputa Demeris. Puis ce fut le tour d’un site sablonneux où l’on avait juxtaposé des carcasses d’automobiles rouillées de manière qu’elles empiètent partiellement les unes sur les autres, l’avant de la première mordant sur la deuxième et ainsi de suite, comme une série de chevaux en pleine saillie. Demeris eut l’impression de voir des fantômes sur le point de revenir à la vie. Il n’avait jamais vu d’automobile en état de marche. Les moteurs à combustion interne avaient disparu avant même sa naissance – du moins dans son coin du Pays libre : on disait que dans certaines enclaves privilégiées de Californie, on se servait toujours de véhicules de ce type.
Après l’alignement de voitures, ils tombèrent sur un endroit où toutes sortes d’équipements domestiques d’origine humaine (éviers, toilettes, sièges et fragments d’objets que Demeris ne réussit pas à identifier) avaient été amalgamés en une dizaine de pyramides parfaites de quinze à dix-huit mètres de haut. Une espèce de musée de l’Antiquité. Demeris commençait à ne plus réagir devant les tripotages des Spectres. Comment entretenir indéfiniment sa colère quand les témoignages d’intervention extraterrestre atteignaient un tel degré d’ingérence ?
Les traces de cette omniprésence se faisaient aussi plus fréquentes : lueurs à l’horizon, mystérieux chuintements loin au-dessus de leurs têtes, dont Jill disait qu’ils signalaient le trafic aérien, voies de circulation dont le ruban brillant se dévidait parallèlement à la piste grossière qu’eux-mêmes suivaient. Demeris s’était attendu un moment à y voir passer des Spectres, mais non. À quoi pouvaient-ils ressembler ? « À des fantômes, avait dit Bud. Des fantômes tout en longueur, luisants, mais tout à fait matériels. » Ce qui ne l’avait pas beaucoup avancé.
Quand ils dressèrent le camp ce soir-là, il entra sans hésitation sous la tente avec Jill et, une fois couché, n’attendit pas longtemps pour l’entreprendre. Tout d’abord, elle ne montra guère de réaction, mais bientôt il perçut son ronronnement et elle se tourna vers lui, plus que consentante. Alors que l’après-midi s’était écoulé sans aucune marque d’affection entre eux deux, Jill recréait soudain, à partir de rien, une ardeur qu’elle semblait puiser en elle comme on va chercher de l’eau au fond d’un puits artésien ; ils s’aimèrent avec fougue et, toute leur maladresse de la veille oubliée, atteignirent ensemble un orgasme sonore et baigné de sueur. Après s’être reposé un moment, il voulut revenir vers elle, mais elle se contenta de lui dire : « Non. Il faut dormir maintenant. » Sur quoi elle lui tourna le dos. Quelle femme étrange, songea-t-il une fois de plus. Au lieu de s’endormir tout de suite, il l’écouta un moment respirer, juste pour s’assurer qu’elle dormait ; il pourrait peut-être se blottir quand même contre elle, si elle était encore consciente et un tant soit peu réceptive. Mais en vain. Elle restait parfaitement immobile, détendue ; on l’aurait crue morte. Son souffle était quasi imperceptible. Au bout d’un temps, il roula sur le dos. Il rêva de cieux éblouissants striés de feu écarlate avec, au sud, des dragons volant en formation.
Visiblement, ils approchaient de Spectre City. Ils avaient quitté la route non goudronnée pour une chaussée plus digne de ce nom, peut-être une ancienne autoroute du temps des États-Unis d’Amérique ; en tout cas, les étrangers l’avaient trafiquée : une luminosité pulsatile d’un vert peu chaleureux remontait par remous successifs d’un point situé très en profondeur. Ils furent rejoints par d’autres voyageurs, certains en charrette tirée par quelque bête de somme extraterrestre, d’autres, assez rares, planant au-dessus du sol à bord de véhicules découverts dépourvus de tout moyen de propulsion apparent. Tous semblaient humains.
« Comment les Spectres se déplacent-ils ? demanda-t-il à Jill.
— Comme ça leur chante », répondit-elle.
Un panneau indicateur d’autoroute, tellement corrodé qu’on lui aurait donné cinq cents ans, annonçait une bourgade nommée Dimitt. Mais on ne voyait pas la moindre agglomération, seulement une espèce de check-point matérialisé par une simple barrière lumineuse ; cette version mineure de la ligne-frontière principale se manifestait sous l’aspect d’un miroitement lustré, presque gai, aux gracieux motifs moirés en perpétuel mouvement. Charrettes, camions ouverts et carrioles en tout genre s’y engagèrent les uns derrière les autres pour disparaître aussitôt.
« C’est le périmètre de chasse, expliqua Jill tandis qu’ils attendaient leur tour. Une espèce de vaste enclos autour de Spectre City qui retient les animaux sur des kilomètres. Les bêtes ne veulent pas franchir la ligne de démarcation. Elle leur fait peur. »
Demeris, en revanche, ne ressentit rien de particulier en passant de l’autre côté. Là-dessus, Jill lui annonça qu’elle avait quelques formalités à accomplir et partit vers une espèce de resserre branlante, à une trentaine de mètres de la route. Demeris attendit son retour à côté de l’éléphant-chameau.
Un homme d’une cinquantaine d’années aux cheveux grisonnants dont le visage portait la marque de toutes les intempéries possibles s’approcha en boitillant et lui sourit de toutes ses dents.
« Jack Lawson, annonça-t-il en lui tendant la main. Je rentre du mariage de ma fille, à Oklahoma City.
— Nick Demeris.
— Intéressante, votre compagne de voyage, Nick.
Alors, qu’est-ce que ça fait de se balader avec une d’entre eux ? Je me suis toujours posé la question.
— Qui ça, “eux” ? »
Lawson lui fit un clin d’œil. « Allons, l’ami. Vous savez bien ce que je veux dire.
— Pas du tout.
— Votre copine, c’est une Spectre, l’ami. Vous n’allez tout de même pas me faire croire que vous la preniez pour autre chose ?
— Je ne suis pas votre ami. Quant à elle, elle est aussi humaine que vous et moi.
— À d’autres !
— Vous pouvez me croire, répliqua vertement Demeris. J’ai vérifié de très près. »
L’autre haussa légèrement les sourcils. « C’est bien ce que je pensais. J’ai entendu dire que certains hommes avaient du goût pour ça. Certaines femmes aussi, d’ailleurs.
— Et merde ! » jeta Demeris, qui commençait à s’échauffer. Mais comme il n’avait ni le temps ni l’envie de se battre et que de toute façon Lawson était deux fois plus vieux que lui, il reprit le plus calmement possible : « Vous vous trompez du tout au tout, mon pauvre. Un petit Chicano m’a déjà dit la même chose, là-bas, plus au sud. Mais vous ne savez rien d’elle, ni l’un ni l’autre.
— Je sais bien les reconnaître, allez.
— Et moi, c’est les connards que je sais reconnaître au premier coup d’œil, rétorqua Demeris.
— Holà, du calme, l’ami. Du calme ! Je comprends maintenant que j’ai commis une erreur ; vous ne vous rendez pas du tout compte de ce qui vous arrive. Bon, mille pardons, l’ami. Dix mille pardons. » Un sourire servile, une petite révérence, et l’homme fit mine de s’éloigner.
« Attendez ! intervint Demeris. Vous croyez vraiment que c’est une Spectre ?
— Je vous parie tout ce que vous voulez.
— Prouvez-le.
— Pas de preuve qui tienne. Juste l’intuition.
— Là d’où je viens, l’intuition ne vaut pas grand-chose.
— Parfois c’est évident, voilà tout. Elle dégage quelque chose de spécial. Je ne sais pas très bien quoi. Je ne saurais pas l’exprimer.
— Mon père disait toujours : “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.” »
Lawson éclata du même rire paternaliste et supérieur que le gosse du village. Demeris sentit la moutarde lui monter au nez et eut toutes les peines du monde à se retenir de frapper.
Mais, juste à ce moment-là, Jill revint. Le balancement de ses hanches était on ne peut plus humain. Lawson la salua avec une courtoisie exagérée en portant un doigt à son chapeau puis regagna son chariot d’un pas allègre.
« Prête ? s’enquit Demeris.
— Tout est réglé. » Elle lui jeta un coup d’œil. « Tout va bien, Nick ?
— Très bien.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté, ce type ?
— Le mariage de sa fille, en Oklahoma. »
Il se hissa comme il put sur l’éléphant-chameau et reprit sa place contre la bosse médiane.
Sa colère reflua peu à peu. Ce Lawson… Les gens de la Zone occupée croyaient toujours tout savoir. Toujours à vouloir en remontrer aux « bleus » du Pays libre, à les toiser d’un air entendu et à les bombarder d’insinuations.
Quelque part au fond de lui, son côté rationnel lui soufflait que si deux habitants de la Zone disaient la même chose, il valait peut-être mieux les croire. En fait, il y avait même pas mal de chances pour qu’ils aient raison. Tout en Jill paraissait humain, l’allure, l’odeur, le contact de son corps sous ses doigts, et il n’en demandait pas davantage. Les habitants de Spectre Land pouvaient bien dire ce qu’ils voulaient. Demeris avait la ferme intention de continuer à la croire humaine, quoi qu’on fasse pour lui démontrer le contraire. Il était trop tard pour changer d’avis. Il avait collé sa bouche contre celle de Jill, il était entré en elle, il s’était donné à elle de la manière la plus intime qui soit. Il lui était tout bonnement impossible de songer qu’il avait serré dans ses bras une chose venue d’ailleurs. Totalement inenvisageable. Pour le moment, il était incapable de s’en persuader.
Sur ce, il se sentit transpercé par une envie fulgurante qui faillit lui faire perdre la tête : l’espoir paradoxal que Jill était bel et bien une Spectre, et qu’en la tenant dans ses bras il avait accompli un acte à la fois extraordinaire et scandaleux. Il était passé de l’autre côté ; sa jeunesse lui était rendue. Il n’en revenait pas. Frappé de stupeur, il eut un bref aperçu de ce qu’il pourrait éprouver s’il échappait à la prison de son âme. Puis le moment passa et, dégrisé, Demeris fut de nouveau lui-même. Elle est humaine, se dit-il résolument. Humaine. Humaine.
Un peu plus loin, il arriva devant un enclos à gibier, un genre de rideau lumineux jaillissant du sol, un peu comme un éclair d’orage, mais continu. Derrière, Demeris crut discerner d’immenses formes mouvantes et obscures. Mais tout était très flou et, après avoir contemplé un moment cette muraille de lumière ondulante, il commença à éprouver des sensations comparables à celles que lui avait procurées la traversée de la ligne-frontière.
« Qu’est-ce qu’ils enferment là-dedans ? demanda-t-il à Jill.
— Tout. Tu verras quand ils les lâcheront.
— Et c’est pour quand ?
— Dans deux ou trois jours. » Elle se retourna et pointa l’index. « Regarde, là-bas : Spectre City. »
Ils se tenaient au sommet d’une colline. À leurs pieds s’étalait une ville relativement étendue, mais pas aussi grande que dans son imagination, une ville bâtarde composée d’une part de petites maisons trapues et d’autre part de hautes constructions effilées, animées d’une palpitation constante qui leur donnait quelque chose d’immatériel – des tours fantômes, des châteaux de conte de fées… des demeures bien dans le genre spectre, en un mot. Ce spectacle le fit sursauter tant la cité mêlait étroitement l’humain et l’étranger. Une sorte de haie assez basse courait tout autour de la ville telle une frontière miniature ; toujours la même substance impalpable, mais d’une nuance plus claire, et dansante comme une longue succession de minuscules feux follets.
« Je ne vois pas de Spectres, constata Demeris.
— Tu veux des Spectres ? Tiens, en voilà un. »
Une créature palpitante se matérialisa sur-le-champ, comme si elle l’avait fait apparaître par magie. Pris au dépourvu, Demeris jura tout bas et enchaîna précipitamment les signes de conjuration que sa mère lui avait enseignés vingt ans plus tôt mais qu’il n’avait jamais eu l’occasion d’utiliser. Le Spectre était incorporel, élégant et d’une beauté presque aveuglante – un cône de transparence aux lignes pures, nodosité de ténèbres éclairée de l’intérieur par un noyau de feu dansant. Demeris s’était attendu à trouver les Spectres effrayants, non de toute beauté ; celui-là au moins était d’une beauté effrayante. Puis un autre fit son apparition, mais hormis le côté immatériel, il n’avait rien de commun avec le premier. Aplati à la base et quasi informe dans sa partie supérieure, il flottait sur une flaque luminescente émise par son propre corps. Puis le premier extraterrestre disparut ; l’autre se mit à tourner sur lui-même, produisit trois créatures supplémentaires puis s’évanouit à son tour ; en forme de S, les trois nouvelles formes arboraient vers le haut des organes évoquant des pupilles bleues ; elles s’entrelacèrent presque coquettement avant de se figer en une unique sphère charnue traversée en tous sens par de radieuses stries violettes. Celle-ci finit par se replier en demi-lune au niveau de sa partie médiane et s’infiltra dans le sol.
Demeris frémit.
Décidément, les Spectres portaient bien leur nom. C’étaient des êtres d’essence onirique. Pas étonnant qu’on n’ait pas réussi à trouver la parade. Comment les toucher ? Comment leur porter atteinte d’une quelconque manière, puisqu’ils ne cessaient de se transformer, de se liquéfier et de se dissiper sous vos yeux ? Il était fondamentalement injuste que des créatures pareilles puissent débarquer sur une planète et s’en approprier une large portion sans même se donner la peine d’expliquer leur démarche, en se contentant de s’installer, sachant que rien ne pouvait contrecarrer leur puissance. Il sentit la flamme de sa haine ancienne revêtir une ardeur nouvelle. Pourtant, ils étaient magnifiques, ils avaient quelque chose de divin. Demeris en avait peur, il en avait même horreur, mais en même temps il devait lutter contre l’envie de tomber à genoux devant eux.
Ils entrèrent en ville sans échanger un mot. Après une légère sensation de chatouillement, pas désagréable du tout, au moment de traverser la muraille de lumière mouvante, ils se retrouvèrent dans la place.
« Nous y sommes, commenta Jill. Spectre City. Je vais te montrer un endroit où tu pourras habiter. »
Les rues étaient dépourvues de revêtement (quel besoin les Spectres auraient-ils eu de trottoirs ?) ; la plupart des constructions de style humain arboraient en guise de fenêtres des ouvertures tendues de toile cirée plus ou moins transparente. Les bâtiments proprement dits étaient édifiés et juxtaposés un peu n’importe comment, sans souci apparent d’ordre ni de logique. Çà et là, ils étaient séparés par une haute structure d’origine spectre aux allures de champignon cauchemardesque, mais en règle générale, les secteurs spectres et humains étaient bien distincts, malgré ce que Demeris avait cru constater du haut de la colline. Dans le ciel se croisaient toutes sortes de créatures rassemblées là pour la chasse : il revit les rabatteurs aux ailes triangulaires, les serpents ailés… En tout, une quantité impressionnante de créatures bizarres dégageant une telle intensité démoniaque que l’air semblait crépiter sur leur passage.
Jill l’escorta jusqu’à une espèce d’hôtel en rondins grossièrement taillés et chevillés tant bien que mal ; on aurait dit une cabane géante conçue sur deux étages par des architectes n’ayant aucune notion de leur art. Elle le laissa devant la porte. « À plus tard, lui dit-elle une fois qu’il eut sauté à terre. J’ai des affaires à régler.
— Attends ! Comment ferai-je pour te retrouver quand…»
Mais trop tard : déjà l’éléphant-chameau avait fait pesamment demi-tour et rebroussé chemin.
Demeris la regarda partir, perplexe et quelque peu vexé. Mais il commençait à s’accoutumer à sa brusquerie et à ses sautes d’humeur. Sans doute réapparaîtrait-elle dans un jour ou deux. En attendant, il se retrouvait seul, alors qu’il avait fini par compter sur elle pour l’aider à se repérer en ville.
Il haussa les épaules et entra dans l’hôtel.
À l’intérieur, la bâtisse avait le même aspect bricolé : un long hall d’entrée obscur, des poutres apparentes, des murs tout de guingois. Sur sa gauche, derrière un rideau en gaze rouge tout en lambeaux, lui parvenait un brouhaha de voix et de verres entrechoqués. Vraisemblablement un bar. À sa droite, une guérite équipée d’un guichet tout de travers ; derrière, une femme trapue au teint pâle et aux yeux de chouette.
« Il me faudrait une chambre, déclara Demeris.
— Il ne nous en reste qu’une. C’est l’affluence, à cause de la chasse. Cinq unités-travail la nuit pour la pension complète plus une ou deux consommations.
— Unités-travail ?
— On ne prend pas la monnaie du Pays libre, ici, mon vieux. Une heure de corvée de chiottes, ça fait une unité-travail. Ou deux heures de dégraissage de casseroles en cuisine. Et ne vous en faites pas, on vous en trouvera, du travail. Vous restez trente jours, comme les autres ?
— Je ne suis pas là pour faire mon Entrada. Je cherche mon frère. » Puis, mû par une subite bouffée d’espoir : « Vous l’avez peut-être vu. Il me ressemble beaucoup, en plus petit ; dans les dix-huit ans. Tom Demeris.
— J’ai personne de ce nom ici », répondit-elle en poussant vers lui une clé métallique de forme carrée. « Premier étage gauche, n° 103. Bienvenue à Spectre City, mon vieux. »
La chambre s’avéra petite, sordide et mal éclairée, la lucarne tendue de toile cirée ne laissant pratiquement filtrer aucune lumière. Une lampe de forme singulière était posée sur une table de chevet branlante, à côté de la paillasse qui faisait office de lit. Elle s’alluma quand il l’effleura, et émit une lueur irréelle et oblongue qui ressemblait à un Spectre miniature. Il aperçut alors au mur des tentures de grosse toile portant d’indéchiffrables inscriptions en langue spectre.
Il descendit au bar, où il alla rejoindre quatre hommes et une femme au visage parcheminé. Absorbés dans une discussion échauffée mais amicale, ils ne lui accordèrent qu’un bref regard, le temps de le jauger puis de le classer dans la catégorie quantité négligeable, il s’en rendit bien compte. Pour eux, il puait le Pays libre. Ses narines se dilatèrent sous l’effet de la colère ; il serra les lèvres.
« Whisky, jeta-t-il au barman.
— On a du Shagbag, du Billyhow, du Donovan et du Thread.
— Donovan », hasarda-t-il.
L’homme lui versa un trait de liquide contenu dans une bouteille bleue et ventrue portant une étiquette d’un jaune criard. Le breuvage lui-même était noir comme l’encre ; il dégageait une odeur âcre et se révéla si fort que Demeris sentit la première gorgée s’ancrer comme un hameçon dans son estomac. Les autres clients commençaient à le regarder avec un intérêt nouveau. Y voyant une invite, il se tourna vers eux avec un sourire forcé, bien décidé à leur apprendre ce qu’ils savaient déjà, c’est-à-dire qu’il n’était pas d’ici, et à leur demander la seule chose qui le motivait : pouvait-on l’aider à localiser un jeune garçon du nom de Tom Demeris ?
« Et le whisky, il vous plaît ? interrogea la femme.
— Ce n’est pas tout à fait ce dont j’ai l’habitude, mais il n’est pas mal. » Il s’efforça de réprimer son emportement. « C’est mon jeune frère, vous comprenez, et si j’ai fait tout ce chemin pour le retrouver, c’est parce que…
— Tom comment, déjà ?
— Demeris. Nous sommes d’Albuquerque. »
Les autres rirent, puis la femme et un de ses compagnons, un homme au teint cireux et à la joue traversée par une cicatrice livide, se mirent à enchaîner les jeux de mots douteux sur le nom de sa ville.
Il le dévisagea froidement et répéta : Albuquerque en détachant bien les syllabes. « Autrefois, c’était une grande ville du Nouveau-Mexique. Ça se trouve dans le Pays libre. Nous sommes toujours huit ou dix mille habitants là-bas ; peut-être même plus. Mon frère n’est jamais revenu de son Entrada. Ça remonte au mois de juin. Je crois qu’il s’est mis en tête de s’installer ici et je veux en discuter avec lui. Tom Demeris, c’est son nom. Un peu plus petit que moi, plus trapu aussi, avec les cheveux longs. »
Mais ils ne lui prêtaient déjà plus attention. La femme leva les yeux au ciel et haussa les épaules ; un des hommes fit signe au barman de leur resservir une tournée.
« Vous aussi ? s’enquit ce dernier en s’adressant à Demeris.
— Oui, mais d’une autre marque cette fois. »
Malheureusement, celle-ci ne valait pas mieux.
Quelques instants plus tard, les autres sortirent du bar en file indienne. La femme lâcha une dernière plaisanterie sur Albuquerque en passant devant Demeris, puis éclata à nouveau de rire.
Il connut une nuit agitée. Sa chambre sentait l’humidité et le renfermé ; elle le rendait claustrophobe. Son petit lit n’offrait aucun confort.
Il entendait au-dehors des grincements, des criailleries, d’étranges coups de trompette. Quand il éteignit la lampe, les ténèbres épaisses lui parurent menaçantes, mais quand il la ralluma sa clarté l’empêcha de dormir. Alors, aux aguets, tout raide sur sa paillasse, il attendit que le sommeil le surprenne, mais, constatant qu’il ne venait pas, il se releva pour aller regarder par la lucarne après avoir repoussé ce qui lui tenait lieu de vitre. Il vit flotter dans les airs de discrets filaments lumineux, fantomatiques feux follets qui lui permirent d’entrevoir dans le ciel d’énormes créatures battant énergiquement des ailes, sortes de grands dragons guère plus gracieux que des bœufs volants, tandis qu’en bas, dans la rue, passaient trois colonnes de lumière qui ne pouvaient être que des Spectres ; elles encadraient un troupeau de petits monstres à tête carrée exactement comme on mène des moutons.
Au matin, après un petit déjeuner parcimonieux composé de pain rassis et d’un semblant de café à l’arrière-goût d’orge, le tout fourni par la maison, il partit chercher Tom en ville. Mais par où commencer ?
C’était une agglomération chaotique, abracadabrante même. Des rues pavées qui partaient dans toutes les directions – mais jamais parallèles –, des chariots et autres véhicules découverts comparables à ceux du check-point d’entrée et qui, parfois décorés mais toujours bizarres, ne cessaient de défiler à vive allure en soulevant des tourbillons de poussière grise. À leur bord ou entre eux, des Spectres éthérés et chatoyants qui méprisaient les dangers de la circulation intense comme s’ils opéraient sur un autre plan de l’existence, ce qui était plus que probable d’ailleurs. De temps à autre retentissait un grand concert d’avertisseurs, et tout ce petit monde se rangeait de côté pour laisser passer une procession de créatures à l’air peu rassurant, une dizaine de choses-dinosaures couvertes d’écailles vertes, dotées de pattes griffues qu’elles levaient bien haut à chaque pas, quand ce n’était pas un cortège d’éléphants-chameaux, la trompe nouée autour de la queue de leur prédécesseur, ou encore une enfilade d’animaux reptiliens tout en longueur, se mouvant sur des dizaines de pattes courtes mais puissantes.
À mesure que les énormités se succédaient sous ses yeux, Demeris sentait une espèce d’engourdissement s’emparer de lui. Ces quelques jours en territoire étranger étaient en train de le faire évoluer, de lui insuffler une certaine tolérance un peu rêveuse. Il avait fait le plein de spectacles et d’expériences liés aux extraterrestres ; maintenant, il saturait, il n’y avait plus de place en lui pour la surprise ou l’émerveillement ; même pas pour le dégoût. La folle surabondance d’étrangeté qui régnait à Spectre City était en bonne voie de lui paraître normale. Albuquerque et sa banalité somnolente lui faisaient à présent l’effet d’une nature morte, simple photographie de ville plutôt que centre bourdonnant d’activité.
Restait le problème de Tom. Demeris erra des heures sans découvrir le moindre indice de sa présence, pas le plus petit début de piste. Ici, pas de poste de police, pas de mairie, pas de bureau de renseignements. En fait, ce qu’il espérait, c’était reconnaître un natif du Pays libre et lui demander la marche à suivre pour dénicher son frère dans le réseau de jeunes en Entrada qui devait exister de ce côté-ci. Mais en vain. Et Jill, où était-elle, bon sang ? Elle, sa seule alliée, le laissait se débrouiller par ses propres moyens dans le délire général et l’abandonnait aussi brutalement qu’elle l’avait abordé.
Mais elle au moins, il savait où la chercher. C’était tout de même la fille du maire.
Il entra dans une masure où il crut voir un genre de boutique. Derrière un comptoir tout de guingois, une petite bonne femme dont l’épiderme semblait taillé dans le cuir lui lança un regard peu amène. Il lui répondit par son plus beau sourire. « Je suis nouveau ici et j’essaie de retrouver Jill Gorton, la fille de Ben Gorton. C’est une amie à moi.
— Gui ça ?
— Jill Gorton. La fille de…»
Elle secoua brièvement la tête. « Je ne connais personne de ce nom.
— Bon, alors Ben Gorton lui-même. Où puis-je le trouver ?
— Là où il est. Comment voulez-vous que je le sache ? » Sur quoi elle se referma comme une huître. Il la contempla, stupéfait. Elle était retournée s’affairer derrière son comptoir comme s’il n’existait plus.
« Mais enfin, il a bien un bureau, non ? Où travaille-t-il ? »
Pas de réponse. Elle se leva et se dirigea vers un coin sombre de la pièce sans plus faire attention à lui.
« Dites donc, je vous parle. »
Mais elle était manifestement devenue sourde. Il frémit de contrariété. Il était midi et il n’avait pratiquement pas mangé depuis la veille ; en outre, il n’avait encore abouti à rien et commençait à se dire qu’il ne saurait jamais regagner l’hôtel dans ce dédale – il ne connaissait ni son nom ni son adresse, et de toute façon il n’y avait pas de plaques de rues ; et pour couronner le tout, voilà que cette vieille garce faisait comme s’il était invisible ! Furieux, il s’exclama : « Mais enfin, qu’est-ce que vous avez, tous ? Vous ne connaissez donc pas la politesse la plus élémentaire, ici ? Tout ce que je veux, moi, c’est dégoter ce maudit maire. Vous ne pouvez même pas me dire ça ? Hein ? »
Pour toute réponse, elle lui jeta un regard par-dessus son épaule et lâcha un son en langage spectre, un sifflement chuinté rappelant ceux que Jill adressait à son éléphant-chameau.
Presque aussitôt, un individu de haute taille âgé d’environ trente ans, visage aplati et même teint sombre et tanné, surgit d’une pièce voisine et le fusilla du regard.
« Qu’est-ce qui vous prend de crier comme ça après ma mère ?
— Écoutez, reprit Demeris. J’ai seulement demandé un peu d’aide. » Il bouillait de rage. « Il faut que je voie le maire. Je suis un ami de sa fille, Jill ; elle est censée m’aider à retrouver mon frère, Tom, qui est venu du Pays libre il y a quelques mois. Alors, comme je n’arrive même pas à distinguer les maisons les unes des autres dans cette sacrée ville, je me suis arrêté ici dans l’espoir que votre mère pourrait me donner quelques indications. Et au lieu de ça…
— Vous lui avez crié après. Vous avez juré.
— Ouais, c’est possible. Mais quand les gens n’ont même pas la décence de vous répondre, il me semble que ça se comprend, non ? Moi, tout ce que je voulais savoir, c’est…
— Vous avez injurié ma mère.
— Eh oui. Oui, c’est vrai. »
Tout ça était trop pour lui maintenant. Il était las, affamé, loin de chez lui, on le traitait avec le mépris le plus total et il en avait assez, assez ! Tout à coup, sans qu’il sache très bien qui avait pris l’initiative, lui et l’autre homme se retrouvèrent du même côté du comptoir échangeant des coups de poing, fonçant tête baissée l’un sur l’autre, se martelant mutuellement le torse et cherchant à se projeter contre le mur. Son adversaire était plus grand et plus costaud que lui, mais Demeris avait l’avantage de la colère ; il le prit à la gorge et serra. Il avait vaguement conscience d’un certain remue-ménage autour de lui – des portes qui claquaient, des gens qui criaient… Il y eut un bruit de pas précipités, noyé dans un tohu-bohu indifférencié. Puis on lui passa un bras autour de la gorge, par-derrière, des mains se refermèrent sur son poignet et on l’entraîna vers la porte tandis qu’il se débattait pour dégainer son couteau. Sur quoi le tintamarre s’accrut : il ne savait pas combien étaient ses agresseurs, mais ils pesaient sur lui de tout leur poids et l’attiraient au-dehors. Il crut voir un Spectre planer dans l’air au-dessus de lui, mais il n’aurait pu en jurer. « Écoutez, insista-t-il. Je voulais seulement…» Mais à ce moment-là un poing s’écrasa sur sa bouche, puis un pied vint lui heurter les côtes. Il entendit un rire de gorge et les inconnus échangèrent quelques mots en langue spectre. Ensuite, il sentit qu’on l’emmenait, pieds et poings liés, sur une charrette ou tout autre moyen de transport. Un visage cramoisi et baigné de sueur mais éclairé d’un grand sourire se pencha sur lui.
« Où m’emmenez-vous ? s’enquit-il.
— Voir Ben Gorton. C’est bien lui que vous vouliez voir, non ? »
Il se trouvait à présent dans un sous-sol sans fenêtre illuminé par trois petites lampes spectres. Un jour entier avait dû s’écouler ; ou au moins une nuit. En tout cas, pas mal de temps. On lui avait donné à manger un peu de purée de haricots. Il était toujours attaché, mais cela n’empêchait pas deux hommes de l’immobiliser.
« Détachez-le », fit Ben Gorton.
Car ce devait être Ben Gorton. Il mesurait près d’un mètre quatre-vingt-dix et était large comme une armoire ; il avait une grosse tête chauve, un long nez en bec d’aigle, et tout en lui respirait le pouvoir et l’autorité. Frottant ses poignets meurtris par les liens, Demeris déclara : « Je ne voulais pas me battre. Ce n’est pas mon genre. Mais il y a des fois où ça monte, ça monte, et on ne peut plus se retenir…
— Ben voyons. Vous savez que vous avez failli tuer Bobby Bridger ? » Il avait les yeux qui lui sortaient de la tête. « C’est la saison de la chasse, ici, je vous signale. Les Spectres vont lâcher leurs créatures dans les rues d’une minute à l’autre et il va y avoir de l’action, je vous le garantis. Il importe que chacun se montre civil afin de ne pas compliquer encore les choses, ce qui n’est pas du luxe en période de chasse.
— Si la mère de ce Bridger s’était montrée un peu plus “civile” avec moi, comme vous dites, ça ne se serait pas du tout passé comme ça. »
Gorton le considéra avec lassitude. « Qui êtes-vous et qu’est-ce que vous faites ici, d’abord ? »
Demeris prit sa respiration et répondit : « Je m’appelle Nick Demeris, je suis du Pays libre et je viens chercher mon jeune frère Tom, qui s’est manifestement attardé ici après son Entrada.
— Tom Demeris, répéta Gorton en haussant les sourcils.
— C’est ça. Sur quoi j’ai rencontré votre fille, Jill, dans une petite bourgade près de la frontière, et elle m’a invité à faire le voyage avec elle. Mais quand nous sommes arrivés en ville, elle a disparu après m’avoir déposé devant un hôtel et…
— Minute. » Ses sourcils se haussèrent encore plus. « Ma fille Jill ?
— C’est cela, oui.
— Merde, mais je n’ai pas de fille, bon Dieu !
— Comment !
— Eh non. Ça devait être une Spectre qui s’est payé votre tête. »
Demeris en resta assommé. « Une Spectre…, répéta-t-il, hébété. Qui s’est fait passer pour votre fille. Vous êtes sérieux ? Bon Dieu, vous parlez sérieusement ou bien vous aussi vous vous payez ma tête ? »
Finalement, son ton désespéré parut émouvoir Gorton, qui plissa les yeux, battit des paupières puis tripota le bout de son nez. « Non, je ne me moque pas de vous, répondit-il, considérablement radouci. Je ne peux affirmer que c’était une Spectre, mais vous pouvez me croire, ce n’était pas non plus ma fille, pour la bonne raison que je n’en ai pas. Les Spectres travestis sont capables de tout. Il y a de fortes chances pour que c’en soit une.
— Travestis, vous dites ?
— Oui, c’est ce qu’on dit quand ils s’amusent à jouer les humains. C’est très à la mode chez eux en ce moment. »
Demeris hocha lentement la tête. Travestis…, songea-t-il. À mesure qu’il y réfléchissait, il prenait conscience de la vérité.
Il reprit calmement : « Au moins, vous pourrez peut-être m’aider à retrouver mon frère.
— Non. Ni moi ni personne ne peut vous y aider. Tom Demeris, c’est bien ça ?
— Oui. »
Gorton consulta un de ses hommes du regard. « Mack, il y a combien de temps que le petit Demeris a pris l’obole des Spectres ?
— À la mi-juillet, je dirais.
— Oui, ça doit être ça. » Il reprit à l’adresse de Demeris : « “Prendre l’obole”, c’est ce qu’on dit quand un humain se vend aux Spectres, si vous voyez ce que je veux dire. Quand il accepte de partir sur leur planète. Ils ont là-bas une espèce de country-club pour humains, très chic, où on vit comme un roi jusqu’à la fin de ses jours dans le confort, le luxe, les femmes, enfin tout ce qu’on veut ; en échange, on leur appartient pour toujours et ils font des expériences psychologiques sur nous pour voir ce qui nous motive, comme des rats en cage. Du moins c’est ce qu’ils nous disent, et autant le croire parce que aucun humain vendu aux Spectres n’est jamais revenu pour le confirmer. Désolé, mon vieux. Sincèrement. »
Demeris détourna les yeux. Il avait envie de tout casser. Pourtant, il se retint. Mon frère, songea-t-il. Mon petit frère.
« Ce n’était qu’un gosse, dit-il.
— Ma foi, ce ne devait pas être un gosse très heureux, en tout cas. Quand on a la tête bien arrimée sur les épaules, on ne prend pas l’obole des Spectres. D’ailleurs, ça ne se produit que très rarement. » Une lueur dans le regard de Gorton apprit à Demeris que cette attitude représentait ici la démission ultime, la forme la plus grave d’auto-trahison. En un sens, ils s’étaient tous vendus aux Spectres en choisissant de vivre en Zone occupée ; mais apparemment, même pour eux il y avait divers degrés de reddition à l’ennemi ; et aux yeux des habitants de Spectre City, ce qu’avait fait Tom était plus bas que tout. Demeris sentit soudain tout le mépris de Gorton pour Tom, et toute sa pitié envers lui ; révulsé, il voulut rejeter tout cela loin de lui mais ne réussit qu’à lui décocher un regard furibond. Gorton resta sans réaction.
Au bout d’un moment, Demeris reprit : « Bon. Il n’y a rien que je puisse faire, alors ? Autant regagner tout de suite Albuquerque.
— Vous feriez mieux de rentrer à l’hôtel et d’attendre que la chasse soit finie. Il est dangereux de se promener quand les bestioles sont en liberté.
— Évidemment. Oui, vous avez sûrement raison.
— Ramenez-le », ordonna Gorton à son homme de main. Il regarda Demeris avec une tristesse qui paraissait sincère, puis : « Je regrette. Je regrette vraiment. »
Mack n’eut aucune difficulté à identifier l’hôtel à partir de la description qu’il lui en fit ; il l’y emmena dans un chariot flottant qui accomplit le trajet en moins d’un quart d’heure. Les rues étaient presque désertes à présent. Pas un Spectre en vue ; quant aux rares humains, ils ne tramaient pas.
« Restez à l’intérieur tant que la chasse durera, lui conseilla Mack. Un tas de crétins sortent quand même, mais il y en a qui le regrettent. S’il y a un événement qu’il faut laisser aux Spectres, c’est bien celui-là.
— Comment saurai-je qu’elle a commencé ?
— Vous vous en rendrez compte tout de suite. »
Demeris descendit du chariot, qui fit aussitôt demi-tour et s’éloigna. Il marqua un temps d’arrêt devant l’hôtel et respira à fond, en proie à un léger vertige ; il voyait Tom sur cette autre planète, habitant un palace Spectre, dormant dans des draps de Spectres en satin.
« Nick ? Par ici, Nick ! C’est moi !
— Oh, non…», fit-il.
Jill venait vers lui en souriant avec une telle allégresse qu’on se serait cru au soir de Noël. Il chercha à nouveau à détecter en elle une lueur spectrale, un miroitement non humain. Quand elle arriva devant lui, elle lui tendit les bras comme si elle s’attendait qu’il l’étreigne. Il recula juste assez pour éviter le contact physique.
Il lui dit d’un ton neutre mais tendu : « Je sais maintenant, pour mon frère. Il est parti sur la planète des Spectres. Il a “pris leur obole”.
— Oh, Nick, Nick…
— Tu étais au courant, n’est-ce pas ? Tout le monde ici doit connaître l’histoire du gamin venu du Pays libre qui s’est vendu aux Spectres. » Son ton se fit glacial. « C’est ton père qui me l’a appris. Le maire. Il m’a aussi dit qu’il n’avait jamais eu de fille. »
Sous le coup de l’embarras le feu lui monta aux joues ; c’était une réaction tellement humaine que Demeris se laissa de nouveau aller au doute. Comment un Spectre pouvait-il imiter les humains jusque dans leurs manifestations de gêne ? Il avait vraiment du mal à y croire. Mais il y puisait aussi un espoir renouvelé. D’accord, elle lui avait menti en prétendant être la fille de Ben Gorton, Dieu seul savait pourquoi. Mais il était toujours possible qu’elle soit humaine, qu’elle ait endossé une fausse identité, mais que ce corps soit réellement le sien. Si seulement ! se prit-il à songer. Toute sa colère, tout son dédain s’envolèrent. Il désirait ardemment que les choses rentrent dans l’ordre. Un violent désir de certitude l’ébranla ; il fallait que cette femme, qu’il avait par deux fois tenue dans ses bras, là-bas, dans le désert, soit bel et bien une femme. Mais il éprouvait aussi du désir pur et simple, un élan qui le portait vers elle avec une force inédite.
« Ce qu’il m’a dit aussi, c’est que tu étais une Spectre », reprit-il avec réserve. Il la regarda, plein d’espoir, attendant qu’elle nie, priant même pour qu’elle nie, et tout prêt à accepter son démenti.
« Il a dit vrai », répondit-elle.
Ce fut comme si on lui claquait une porte au visage.
Sereine, elle ajouta : « Les humains me fascinent. Leurs émotions, leurs réactions, leur manière de se comporter dans telle ou telle situation. Je les étudie de très près depuis cent de vos années environ, et je n’en sais toujours pas autant que je voudrais. Pour finir je me suis dit que la seule solution, pour parvenir à la compréhension totale, c’était de devenir humaine moi-même.
— En te “travestissant”, comme on dit », commenta Demeris d’une voix atone. En la contemplant, il s’imagina un instant discerner dans ce regard quelque chose de froid et de différent qui l’examinait lui, et eut l’impression de sentir un grand vent glacé se lever dans les abîmes secrets de son âme. Il commençait à comprendre que, quelque part au fond de lui, il avait envisagé un avenir avec cette femme ; il avait eu tellement envie d’elle… il avait refusé obstinément toutes les raisons de se méfier, de voir que c’était impensable. Mais à présent, il en avait la preuve irréfutable.
« C’est ça, déclara-t-elle. En me travestissant. »
Il aurait dû ressentir de la fureur, du désespoir, n’importe quoi, en apprenant qu’il avait dormi avec une Spectre ; mais non : ça ne lui faisait rien ou presque. Il restait insensible, comme pétrifié. Peut-être, inconsciemment, avait-il déjà fait le tour de sa colère, de sa souffrance. Ou alors il avait trouvé le moyen de les dépasser. Ce sont les Spectres qui commandent ici ; c’est comme ça. Nous sommes leurs jouets ; c’est comme ça. C’est comme ça. Le désespoir ne durait pas éternellement ; au bout d’un temps, on s’en détachait. Peut-être. Même chose pour la haine ; haïr les Spectres, ça ne menait nulle part. Autant détester les avalanches ou les tremblements de terre.
« Prendre des humains pour amants, ça fait partie du jeu de travestissement, hein ? Est-ce que mon frère a été du nombre ?
— Non. Je ne l’ai vu qu’une ou deux fois. »
Il la crut. Dorénavant, il croyait tout ce qu’elle disait.
Elle parut sur le point d’ajouter quelque chose. Mais juste à ce moment-là il y eut une explosion de lumière dans le ciel, une espèce de monstrueux éclair d’orage, une flamme capable de fendre le monde en deux. Le phénomène ne fut pas suivi d’un roulement de tonnerre, mais de musique, d’un grandiose accord aux sonorités inhumaines qui descendit des cieux telle une avalanche et s’enfla avec une puissance océanique. La voûte céleste était agitée de vagues colorées – rouge, orange, violet, vert.
« Qu’est-ce qui se passe ? interrogea Demeris.
— La chasse commence. C’est le signal du départ. »
Il le voyait bien maintenant. Dans le sillage de l’éclair et des couleurs moutonnantes surgirent des multitudes de créatures volantes ; il y en avait des milliers ; les rabatteurs-dragons à ailes triangulaires accompagnés de leurs serpents-pilotes assombrissaient le ciel de midi tant ils étaient nombreux ; on aurait dit un essaim d’abeilles, mais des abeilles colossales dont les ailes émettaient un épouvantable vrombissement en barattant l’air. Alors Demeris entendit tout près de lui de formidables rugissements qui semblaient annoncer l’arrivée imminente de monstres. On ne voyait pas d’animaux dans les rues, pas encore, mais ils ne pouvaient plus être bien loin. Au-dessus de sa tête, les Spectres palpitaient par dizaines. Puis il perçut un bruit de pas et une meute d’humains affolés débouchèrent au pas de course d’une petite rue adjacente, les yeux écarquillés et une expression curieusement figée sur le visage. Les Spectres chassaient-ils aussi les humains ? Ou bien ceux-ci étaient-ils poursuivis par des monstres ? Les fuyards déferlèrent sur Demeris. « Poussez-vous ! Mais poussez-vous donc ! » lui cria un homme.
Demeris fit un pas de côté mais ne fut pas assez rapide ; le fugitif le plus proche le heurta violemment à l’épaule et lui fit faire un quart de tour sur place. Ahuri, Demeris regarda l’inconnu droit dans les yeux ; il y lut une lueur de folie, certes, mais aucune terreur – seulement de l’impatience, une folle excitation ; il se rendit compte qu’en fait ils ne s’enfuyaient pas : ils couraient vers la chasse ! Ils voulaient être au premier rang pour assister au massacre dément, voire y prendre part ; comme les Spectres, ils ne vivaient que pour cet événement annuel tout de frénésie apocalyptique.
« Ça va être la folie complète pendant deux ou trois jours, annonça Jill. Si tu sors, il faudra être très prudent.
— Entendu.
— Écoute. » Elle força sa voix pour couvrir le mugissement venu d’en haut. « J’ai une proposition à te faire, maintenant que tu connais la vérité. » Elle se pencha tout près de lui. « Restons ensemble, toi et moi. Malgré tous nos problèmes. Je t’aime beaucoup, Nick. »
Il la regarda, ébahi.
« Je crois vraiment qu’on peut s’arranger, tous les deux », poursuivit-elle. Une autre horde de créatures ailées passa en trombe au-dessus d’eux en déchirant l’air avec un bruit râpeux, et un nouvel épanchement coloré se répandit dans le ciel. « Je parle sérieusement, Nick. On pourrait rester à Spectre City, si tu veux – mais je ne pense pas que ce soit le cas. Je suis prête à repasser la frontière pour vivre avec toi au Pays libre. D’ailleurs, dans ma tête je suis déjà de l’autre côté. Je ne veux pas seulement vous observer de l’extérieur, tu comprends ; je veux faire partie de ton peuple.
— Ça ne va pas, non ?
— Je t’assure que je ne suis pas folle. Mais alors pas du tout. Tu ne veux pas me croire ? Non ?
— Il faut que je me mette à l’abri. » Demeris tremblait de tous ses membres. « Ce n’est pas très malin de rester dehors une fois la chasse commencée.
— Dis-moi ce que tu en penses, Nick. J’ai besoin que tu me donnes une réponse.
— On ne peut pas être ensemble, toi et moi. Et tu le sais fort bien.
— Mais pourtant, c’est ce que tu désires ! D’un côté, au moins.
— Possible », répondit-il en s’étonnant de ses propres paroles, mais incapable de nier malgré tout. « Oui, c’est possible. D’un côté, et dans une moindre mesure. Mais ça ne se peut pas de toute façon. Je refuse de vivre ici, parmi les Spectres, et si je te ramène avec moi, il y aura toujours un petit malin pour révéler publiquement ce que tu es en réalité et me dénoncer moi devant toute la communauté. Or je ne suis pas prêt à prendre ce risque. Pas prêt du tout, Jill.
— C’est ton dernier mot ?
— Absolument. »
Quelque chose venait vers eux dans la rue, une créature affublée d’une tête grosse comme celle d’une vache et de crocs pareils à des javelots. Une dizaine d’humains couraient à ses côtés, presque à portée de ses mâchoires claquantes, et tout un vol de Spectres planait juste au-dessus en la bombardant d’éclairs lumineux. Demeris fit quelques pas vers l’entrée de l’hôtel. Jill ne fit pas un mouvement pour le retenir.
Parvenu sur le seuil, il se retourna. Elle n’avait pas bougé. Les chasseurs et leur proie passèrent à toute allure à côté d’elle sans qu’elle paraisse rien remarquer. Puis elle le salua d’un geste de la main.
C’est ça, se dit-il. Il lui rendit son salut. Au revoir, Jill.
Il entra. Un martèlement de talons dans l’escalier : une femme et plusieurs hommes dévalaient les marches. Il reconnut les individus qui s’étaient moqués de lui au bar le jour de son arrivée. Deux des hommes passèrent devant lui avant de franchir la porte, mais la femme le prit par le coude en répétant son jeu de mots sur Albuquerque.
Demeris se contenta de la toiser sans rien dire.
Elle vint le regarder sous le nez et lui sourit. Cramoisie, l’air sauvagement excité, comme les gens qu’il avait vus courir dans les rues, elle lui lança : « Viens donc, mon vieux ! C’est la chasse, ça y est ! La chasse, vieux ! Tu te trompes de direction. Tu ne veux donc pas y aller ? »
Il ne trouva rien à répondre.
Elle le tira par le bras. « Mais viens donc ! Faut en profiter ! Viens tuer un ou deux dragons !
— Ella ! » cria un de ses compagnons.
Elle lança un clin d’œil à Demeris et sortit en coup de vent.
Il oscilla, incertain sur la marche à suivre, partagé entre la curiosité et le profond désir de monter dans sa chambre et de refermer la porte derrière lui. Finalement, ce fut la rue qui exerça sur lui l’attrait le plus puissant. Il emboîta lentement le pas à l’inconnue et se retrouva dehors. Jill n’était plus là. Il régnait une folie plus dense que jamais. Les gens couraient en tous sens, poussaient des hurlements incohérents et se cognaient les uns aux autres tandis que des files de créatures ailées se pressaient dans le ciel, lui-même semé de Spectres aux allures de rais de lumière pure ; pendant ce temps résonnaient au loin les beuglements des animaux ainsi que des explosions assourdissantes assorties de hurlements lugubres et haut perchés, que Demeris interpréta comme l’expression de l’euphorie spectre. Loin au sud, il aperçut une chose ailée de la taille d’une petite montagne qui, manifestement désespérée, décrivait des cercles dans le ciel : cernée par d’implacables et fulgurants impacts de lumière spectrale, elle fit brusquement halte avant de s’abattre sur le sol comme une lune en pleine chute. Demeris flaira une odeur de chair brûlée, avec un arrière-goût de sang extraterrestre – du moins le supposa-t-il.
Il se dirigea comme un somnambule vers le carrefour et tourna à gauche. Là, il se trouva soudain confronté à une créature tellement gigantesque et hideuse qu’elle en devenait comique, une espèce d’énorme grenouille au museau allongé, plus large à la base qu’au sommet, couverte d’une toison verdâtre tirant sur le noir, piquetée de petits cratères rouges et pourvue d’une large gueule béante à liséré jaune. Elle s’était plantée au beau milieu de la rue, le haut de ses membres supérieurs touchant pratiquement les immeubles d’un côté comme de l’autre, et avançait lentement, maladroitement, en direction de l’intersection.
Demeris tira son couteau. Tant que j’y suis…, songea-t-il. Puisqu’il se trouvait sur les lieux de la chasse, autant en profiter. Certes, cette chose était énorme, mais sans crocs ni serres visibles ; en l’attaquant de biais, il pouvait enfoncer son arme dans sa gorge goitreuse puis se replier précipitamment avant qu’elle ne s’écroule sur lui. Et si elle se révélait plus dangereuse que prévu, cela lui était bien égal. Il était au-delà de ça. Il fit un pas en avant, prêt à brandir son couteau.
« Hé ! cria une voix dans son dos. T’as perdu la tête, mon gars ? »
Demeris se retourna. C’était le barman de l’hôtel.
« Ce truc n’est qu’une grosse outre pleine d’acide, reprit-il. Si tu la perces, tu vas te faire salement doucher. »
La chose-grenouille émit un genre de rot qui pouvait aussi être un ricanement sardonique. Demeris battit en retraite.
« Si tu tiens absolument à te servir de ton couteau, t’as intérêt à savoir d’abord à quelle bestiole tu t’en prends.
— D’accord. J’ai compris. » Il rengaina son arme et retraversa la rue, sentant toute la démence de l’instant passé le quitter comme un ballon qui se vide. Cette chasse n’était pas pour lui. Que les habitants de la ville s’en mêlent si ça leur chantait. Mais lui n’avait aucune raison de participer. Il ne ferait que s’attirer des ennuis, ce qu’il avait toujours eu tendance à éviter.
En regagnant l’entrée de l’hôtel, il vit des taches de lumière spectrale miroiter à l’angle, en hauteur – sans doute des chasseurs attendant leur heure – puis il y eut un soupir ténu et un torrent de liquide bleuâtre se déversa dans la rue transversale ; mousseux, chuintant, il s’écoulait parallèlement au caniveau.
Demeris frissonna. Puis il rentra à l’hôtel.
Il s’empressa de monter dans sa chambre et resta un long moment assis au bord de son lit, retrouvant progressivement son calme et achevant d’assimiler les événements tandis qu’au-dehors la chasse battait son plein.
Tom n’était plus là, telle était la première évidence à affronter. Il n’était ni mort ni véritablement vivant ; il n’était plus là, c’était tout. Bien. Il fit face à cette réalité, essaya de s’y accoutumer. C’était dur à avaler, mais au moins il savait, maintenant. Il allait le pleurer quelque temps, puis il s’en remettrait.
Quant à Jill…
Cette histoire de travestissement, de Spectres prenant des humains pour amants… Tout cela tournait sans relâche dans sa tête, ce qu’ils avaient fait ensemble, ce qu’ils s’étaient dit, ce qui s’était passé entre eux. L’idée qu’il s’était toujours faite des Spectres et l’incompréhensible revirement que son aventure avec Jill avait entraîné.
Il se remémora les paroles de la jeune femme. Je ne veux pas seulement vous observer. Je veux faire partie de ton peuple.
Qu’en déduire ? Qu’elle désirait un statut de touriste au sein de l’espèce humaine ? Faire un petit tour d’inspection de l’autre côté de la barrière raciale ?
C’était donc qu’ils se ramollissaient. Qu’ils commençaient à se prostituer par et pour d’étranges distractions. Auquel cas, songea-t-il, nous avons fini par l’emporter. Les étrangers avaient infiltré la terre, mais à présent la terre les infiltrait à son tour. Cette envie de se travestir, de ressembler aux êtres humains et de se comporter comme tels, de ressentir ce qu’ils ressentaient, de vivre ce qu’ils vivaient jusque dans leurs dérèglements… Voilà qui signerait leur perte. Car il y avait trop d’humains et trop peu de Spectres ; ils finiraient par être assimilés. Un par un, ils succomberont à la tentation, ils renonceront à leur divinité froide pour tenter de singer les créatures désordonnées, querelleuses et pleines de contradictions que nous sommes. Et avec le temps – dans cinq cents ans, mille ans ? qui pouvait le dire ? – la terre achèverait d’absorber ses envahisseurs ; alors un être nouveau émergerait du brassage. Cela donnait à réfléchir.
Mais à ce moment-là un déclic se produisit dans son esprit et il se sentit envahi par une singulière lumière intérieure, aussi intense et déroutante que la lumière spectrale illuminant au même instant les cieux de la cité, et il comprit qu’il existait une autre manière de voir les choses. Jill prit subitement une dimension nouvelle ; au lieu de voir en elle une simple visiteuse en quête de plaisirs interdits, il se rendit compte qu’en réalité elle était une pionnière, une exploratrice, une personne capable de franchir les frontières, une ennemie des démarcations, des limitations, des réglementations. Et c’était aussi valable pour Tom. Oui, ces deux-là appartenaient en quelque sorte à la même race ; Demeris ne s’en était pas aperçu tout de suite parce que lui, en revanche, n’était pas de cette eau. Il sentait bien, à présent, qu’il avait profondément mal compris son jeune frère. Il n’avait vu en lui qu’un gamin à problèmes. Et pour Ben Gorton, Tom n’avait été qu’un vendu méprisable. Mais le vrai Tom, l’homme que Tom avait voulu être, se révélait d’une espèce très différente ; pour lui, il n’avait jamais été question de se contenter d’une petite Entrada de trente jours. Il avait souhaité s’embarquer à fond dans l’inconnu, se plonger dans un autre monde afin de savoir vraiment de quoi il retournait. Même chose pour Jill l’extraterrestre, la Spectre… Oui, elle était de la même trempe, mais dans l’autre sens.
Et elle lui avait demandé son aide. Dès le départ. Elle n’avait pas réussi avec Tom, alors elle s’était dit qu’avec son frère, elle tenait le même genre d’individu, un adepte des régions intermédiaires, un homme qui repoussait les limites.
Ma foi, elle s’était bien trompée. Dommage pour elle.
L’espace d’un instant, Demeris éprouva de nouveau l’étrange sensation d’excitation qui s’était déjà emparée de lui au check-point, quand il avait envisagé la possibilité que Jill soit effectivement une Spectre et trouvé cette idée enivrante. Alors ? La ramener avec lui ? La faire entrer clandestinement au sein de la communauté humaine et vivre heureux avec elle pour le restant de ses jours en dissimulant l’incroyable vérité, comme dans ce conte où un homme épousait une sirène ? Il se vit un instant allongé auprès d’elle, la nuit, prêtant l’oreille à ses légendes spectres et ses énigmatiques murmures en langue spectre, ou assistant tandis qu’ils s’étreignaient à la démonstration de quelques tours spectres à base de fines métamorphoses. C’était vraiment une perspective renversante. Elle le fit frissonner.
Puis, comme les fois précédentes, son trouble disparut.
Non, il s’en sentait décidément incapable. Ce n’était pas dans sa nature, point final. Tom aurait pu le faire, lui, mais Demeris n’était pas Tom et ne lui ressemblait en rien. Il n’était pas de ceux qui accomplissent des bonds spectaculaires, qui prennent tout à coup leur essor, qui s’engagent dans une quête. Pas du tout le genre aventureux – rien qu’un homme prudent, un homme qui construit, prévoit, préserve et protège. Et il n’y avait pas de mal à ça. Sauf que cela n’aiderait guère Jill dans sa quête.
Dommage. Vraiment dommage pour toi, Jill.
Il alla regarder par la fenêtre en écartant le rideau translucide. La chasse semblait atteindre un point culminant. La rue grouillait plus que jamais de monstres affolés. Le ciel fourmillait de Spectres. Les habitants humains de Spectre City couraient çà et là par petits groupes épars, l’air égaré ou carrément dément. Partout régnait le vacarme, agressif, percutant, dissonant. Pas trace de Jill. Il laissa retomber la toile cirée, retourna s’allonger sur le lit et ferma les yeux.
Trois jours plus tard, quand la chasse fut terminée et qu’il put à nouveau sortir sans risque, Demeris se remit en route pour rentrer chez lui. Pendant un bon moment une lueur qui pouvait être un Spectre plana au-dessus de lui en restant constamment à sa hauteur. Il se demanda si c’était Jill.
Il n’avait pas oublié qu’une fois déjà elle lui avait laissé sa chance. Peut-être faisait-elle une ultime tentative.
« Jill ! appela-t-il en levant les yeux. C’est toi ? »
Pas de réponse.
« Écoute, reprit-il sur le même ton. Laisse tomber. Ça ne peut pas marcher, toi et moi. Je le regrette sincèrement, mais c’est comme ça. Tu m’entends ? »
Il crut remarquer une légère variation d’intensité chez la créature palpitante qui le survolait, mais il n’aurait pu en jurer.
Alors il ajouta : « Et puis… si c’est bien toi, Jill, je voudrais te dire merci pour tout, d’accord ? » Ça faisait une drôle d’impression de s’adresser au ciel. Mais il s’en moquait. « Et puis aussi : bonne chance. Tu entends ? Bonne chance, Jill ! J’espère que tu trouveras ce que tu cherches. »
La lueur oscilla de haut en bas pendant quelques secondes, puis s’évanouit.
Demeris scruta le ciel en s’abritant les yeux derrière sa main, mais il n’y avait plus rien à voir là-haut. Il ressentit un bref tressaillement de regret à l’idée de tout ce à quoi il renonçait. Mais non, ce n’était vraiment pas possible. Elle lui demandait ce qu’il n’était pas en mesure de donner. S’il avait été différent, les choses auraient pu se passer autrement entre eux. Seulement voilà : il était ce qu’il était. Il ne pouvait essayer de changer que jusqu’à un certain point ; ensuite, il devait battre en retraite et revenir à sa nature profonde, un point c’est tout.
Il poursuivit son chemin en direction de la lisière de la ville.
Nul ne lui causa le moindre problème quand il en sortit, et le trajet de retour à travers la bordure occidentale de la Zone occupée fut lui aussi sans histoire. Tout fut calme et paisible jusqu’à la frontière.
Là encore, la traversée fut facile. Il vit bien les mêmes lumières fusantes et autres manifestations hallucinatoires qu’à l’aller, mais de ce côté-ci elles restèrent sans effet sur lui. Il les dépassa comme si ce n’était qu’un vulgaire rideau de fumée. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, il était de retour au Pays libre.
Titre original :
The Way to Spook City
Initialement paru dans
Playboy, août 1992